dimanche 17 novembre 2013

Prime à la casse - F

J’étais bien fichue, j’avais une belle carrosserie, des courbes harmonieuses, un châssis  bien droit, deux jolies phares bien plantés. Je tenais la route, jamais en panne, jamais bancale, obéissante comme pas deux. Jamais il ne me brusquait et même il me bichonnait. Il fallait que tout soit OK, que tout soit bien en place et face, sinon envie, du moins démontre que poser à côté de moi, valorisait mon partenaire. Il se tenait fier, droit, jetant un œil dans ma direction, inspectant d’un regard circulaire si je lui faisais honneur. Il aimait qu’on nous regarde. Nous faisions corps tous les deux. Dans les moments de bonheur, il m’appelait : Titine et ça me faisait démarrer sur les chapeaux de roues.

Et un jour, une autre, plus belle, plus jeune que moi l’a attiré. C’en était fini de son amour et moi je n’ai pas compris. Je m’étais attachée à ses écarts de conduite. Tout, je lui pardonnais tout, le bruit qu’il m’infligeait  mettant la radio trop fort à m’en faire péter les tympans et résultat, il me largue comme ses vieilles chaussettes, me jette comme son vieux slip.

Il m’a présenté à un autre et ce malotru, a commencé à me tourner autour, me regarder devant, derrière, sur les côtés, se baissant même pour regarder mon dessous. Il m’a caressé, tâté, brusqué, me donnant des petits coups de pied. Ah, je vous jure que je n’ai pas apprécié. Et maintenant, pire encore, cet homme veut m’essayer, me tester. Vous vous rendez compte, m’essayer, moi ! Ne suis-je pas aussi présentable et désirable qu’auparavant ?

D’année en année, j’ai souvent changé de partenaires. Oh, pas de ma faute, non, tous, ils ont eu le désir d’autre chose que je ne pouvais plus leur procurer. 
Aujourd’hui, si je tousse, nul besoin de s’inquiéter, pour mon âge cela parait normal. Mes articulations se rouillent, ma souplesse s’amoindrie et même, quelque fois, dans les montée, j’envoie des petits pets mal odorants. 
Je vois bien que je l’énerve, mon partenaire. Je ne suis plus aussi obéissante qu’avant et il m’insulte, me traitant de : « saloperie ». Lorsqu’il est ainsi, il me tape, rajoute des coups de pieds dans mes flans. Me faire ça à moi qui aie tant donné, tant montré de patience aux partenaires successifs. Franchement, n’aurais-je pas droit à un peu de compassion ? 
J’en connais de plus vieilles que moi, qui après maintes chirurgie, changement d’organes sont convoitées par des collectionneurs désireux de les faire défiler devant tout un parterre. Quelle misère !

Et un beau jour, une nouvelle atterrante me parvient ; l’Etat lance contre moi un « contrat ». Une prime sera versée à tous ceux qui me broieront, m’écraseront, me démoliront, me feront disparaître. Là, je ne comprends pas. J’ai été réglo toute ma vie. N’ai-je pas tant donné de ma personne ? N’ai-je pas fourni tous les efforts nécessaires auprès de mes multiples partenaires, qu’ils soient câlins, brutaux, gros rustres, hauts fonctionnaires, bas fonctionnaires ? Tous, tous je vous dis, je l’ai ai malgré tout aimé. Certains me l’on bien rendu, m’ont fait passer des visites lors de mes défaillances, m’ont remis en ordre de marche et là, l’Etat, que je croyais intègre, veut faire de moi une œuvre de César. Un carré, un cube tassé, raplati, informe. Pourtant, terminer ainsi, serait encore mieux que de finir entassée à la casse, sur d’autre à rouiller en plein air derrière la voie ferrée comme mes collègues abandonnées.

Moi, pauvre voiture, au point mort de mon existence, à l’approche de mes derniers instants, je vois arriver vos toutes dernières créations, sophistiquées à souhait. Ah, vous pensiez que nous buvions trop, que nous étions trop bruyantes et  avec nos consœurs qui nous succèdent, vous effacez nos anciens défauts. Mais voilà, plus vous nous clonez, plus on se ressemble, pour sûr ! Alors si vous voulez vous différencier, attachez-vous à une vieille comme moi. Je peux encore servir, devenir « Couguar.» Qui sait !

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